Fou-Tchéou et la rivière Min
 
Le 16 aout 1884. 
 
Nous avons depuis quelques jours à bord madame de B..., la jeune femme du consul français de Fou-Tchéou. En prévision des événements qui vont se produire, son mari l'a envoyée en lieu sûr, à bord du Bayard, où l'amiral a mis ses appartements à sa disposition. La pauvre femme, mariée depuis un mois, n'est pas sans inquiétude sur le sort de son mari, qui, pour être plus au courant des nouvelles, est sur le Volta, aux ordres de l'amiral. Comme nous travaillons toujours dans le cabinet de l'amiral, nous faisons de notre mieux pour la distraire, mais nous y réussissons peu, et le triste paysage dont on jouit de la galerie du Bayard, où elle passe presque toutes ses journées, n'est pas pour nous faciliter la tâche. 
 
17 août. — A bord du d’Estaing au mouillage de Matsou
 
Nous avons reçu enfin ce matin l'ordre de rallier l'amiral devant l'arsenal de Fou-Tcheou. Quelques heures après, le d'Estaing arrivait au mouillage de Matsou et y trouvait également l'ordre de remonter à Pagoda. Nous y embarquons donc. 
 
Nous appareillons à deux heures de l'après-midi et, en nous dirigeant vers l'entrée de la rivière, nous faisons branle-bas de combat ; il faut être prêt à toute éventualité. 
 
Le passage de la barre se fait sans difficulté. L'embouchure de la rivière est superbe. C'est une succession de hautes montagnes boisées s'élevant de la mer même, entre lesquelles la rivière se glisse. La passe de Kimpaï, que nons avons devant nous, et qui n'a guère de praticable pour un bâtiment comme 
le d'Estaing qu'une largeur de deux cents mètres, est défendue d'une façon formidable. A gauche, une hauteur couronnée d'un fort dont la terre jaune se détache sur la verdure, est couverte jusqu'à la mer de casemates et de retranchements. A droite, une succession de fortins couvre les collines plus basses, et chaque sommet est couronné d'un camp de forme circulaire. Dans les îles qui se détachent de la côte, on voit encore des ouvrages, et sur la rive droite, sur la plage même, une batterie blindée aligne ses créneaux noirs. Au-dessus de tous les forts, sur toutes les hauteurs, dans tous les coins possibles flotte un nombre inouï de pavillons de toutes formes et de toutes couleurs ; les crêtes sont couvertes de soldats chinois aux uniformes brillants qui nous regardent passer avec curiosité : c'est un véritable décor d'opéra-comique. 
 
Ces braves gens se donnent le luxe, comme ils le font pour tous les bâtiments qui entrent, de braquer sur nous leurs grosses pièces dont la bouche nous suit tant que nous sommes en vue.  
 
Entraînés par un courant violent, nous défilons rapidement et continuons à remonter la rivière, qui coule maintenant dans une large plaine. En jetant un coup d'œil en arrière, l'observateur le moins initié aux mystères de l'art militaire se rend facilement compte de l'inefficacité de cette accumulation de défenses contre des bâtiments ennemis placés en amont. Il n'y a pas ou presque pas de batteries sur le versant ouest des hauteurs qui resserrent la rivière à Kimpaï, et quelques camps chinois, placés sur ce versant intérieur, s'étaleraient au contraire sous les coups. 
 
Nous croisons le Chàteaurenault, placé en vedette pour s'opposer aux travaux que les Chinois pourraient essayer dans le but d'obstruer la passe : il ne faut pas que l'on ferme la souricière. Le croiseur est en branle-bas de combat continuel, la mâture en bas, tous les pavois rabattus et les hommes tout armés réunis autour des pièces. 
 
Nous passons ensuite devant les batteries blindées de la passe Mingan. Cette passe fort pittoresque avec sa petite île couronnée d'arbres et son village populeux est enfouie entre les montagnes. A la tombée de la nuit, nous sommes en vue du mouillage de Pagoda, 
 
Là, la rivière s'élargit, mais reste toujours encaissée entre des hauteurs plus ou moins boisées. Nous apercevons devant nous une forêt de mâtures dominées par la Pagode, qui donne son nom au mouillage ; elle se trouve sur une sorte d'îlot, sur la rive gauche, et est fort originale avec ses nombreux toits superposés. La vue du mouillage est très belle ; la rivière, à la pointe de la Pagode, fait un coude vers le nord, et les montagnes qui la bordent forment un fond de tableau d'un grand effet. 
 
Nous dépassons les bâtiments de guerre anglais et américains et quelques bâtiments de commerce : ils sont absolument séparés de nos bâtiments et de ceux des Chinois ; on dirait qu'ils ont déjà laissé le champ libre aux combattants. Pour le moment, pourtant, les dispositions ne nous paraissent guère hostiles, car nous avons notre escadre pavoisée fraternellement aux couleurs chinoises. M. Ravel, aide de camp de l'amiral, satisfait notre curiosité en nous apprenant que c'est en l'honneur de l'impératrice de Chine, dont c'est aujourd'hui la fête, que nous avons pavoisé : on n'est pas plus chevaliers français. 
 
Cela a donné lieu, paraît-il, à un fait qui emprunte aux circonstances une certaine originalité : le Volta n'avait que deux pavillons chinois ; or, comme il en faut un à chaque mât, et que chaque bâtiment avait son compte juste, il fallait s'en procurer un troisième, sous peine de froisser nos amis les Chinois. Le plus simple était de leur en demander un à eux-mêmes. C'est ce qu'on fit, et demain, le pavillon sera reporté avec les remerciements de l'amiral. 
 
Nous trouvons au mouillage : le Volta, qui porte le pavillon de vice-amiral, le Lynx, l’Aspic, le Villars, le Duguay-Trouin et la Saône. 
Tous ces bâtiments sont en tenue de combat, sous pression, les chaînes parées à filer par le bout, les vergues en bas, les mâts de hune calés, les pavois rabattus, les filets d'abordage eu place, les pièces chargées. La barre et la passerelle sont protégées par des chaînes, des hamacs ; les canonnières ont mis leurs chaînes d'ancres en pendant à l'extérieur ; le pont est couvert de sacs de charbon au-dessus de la machine. 
 
Il est trop tard pour nous rendre auprès do l'amiral Courbet ; nous sommes d'ailleurs mouillés assez loin du Volta. 
 
Ce soir, ou ne distribue pas les hamacs aux hommes ; ils feront le quart par bordées et ne se désarmeront pas... Il fait une chaleur étouffante dans cette rivière encaissée, et nous sommes noyés de temps à autre par des grains épais qui ne rafraîchissent même pas... 
 
18 août. — A bord de la Saône, 
 
Nous nous rendons ce matin à bord du Volta. Quand on ne dispose pas d'un canot à vapeur, il faut choisir le moment de l'étalé de marée pour effectuer cette traversée, car les courants de flot et de jusant sont si violents que les communications à contre-courant deviennent impossibles avec les embarcations à avirons. 
 
Nous trouvons l'amiral installé sur un fauteuil eu rotin, sur la petite dunette de l'arrière du Volta, et qui nous reçoit avec son affabilité habituelle. Nous lui apportons le plan de l'île Matsou que nous avons achevé de lever pendant notre séjour à bord du Bayard. Il nous donne l'ordre de lever le mouillage depuis la Pagode jusqu'aux bâtiments étrangers : il n'existe qu'un mauvais plan anglais de cette partie de la rivière, et, dans le cas d'une action dans laquelle nos bâtiments seraient appelés à y manœuvrer, un levé exact est nécessaire. Défense absolue de descendre à terre : « Tâcbez, ajoute l'amiral, de ne pas taquiner ces animaux de Chinois. » 
Cette recommandation a pour but de nous éviter, en passant près des bâtiments ennemis, de petites scènes assez grotesques qui ont lieu journellement entre les matelots chinois et les nôtres ; il n'est pas rare, quand une de nos embarcations passe à portée, de voir les « Célestiaux » se livrer à notre égard à une pantomime aussi animée que peu ragoûtante. 
 
Le Volta a à bord, en plus de son état-major habituel, l'amiral, une partie de la compagnie de débarquement de la Galissonnière et son commandant, des 
pilotes, des interprètes, des aspirants en supplément ; c'est une véritable hôtellerie. 
L'amiral, à peine installé convenablement chez le commandant où la place fait sensiblement défaut, travaille plus que jamais et se montre toujours aussi calme et aussi cordial. Le bâtiment est toute la journée entouré d'une ceinture d'embarcations allant aux ordres et en revenant ; les canots à vapeur en partent dans toutes les directions ; c'est, sur le pont encombré par les sacs de charbon qui couvrent la machine, occupé par les matelots que l'on arme et que l'on exerce, une succession de commandants des bâtiments de l'escadre ou d'officiers d'ordonnance.
Les canonnières et avisos chinois qui nous entourent ont imité de point en point toutes nos manœuvres : leurs mâtures sont dépassées, leurs sabords presque, masqués par de lourdes chaînes ou des plaques de blindage. Ils ont même plus de ressources que nous, car l'arsenal est là pour leur fournit le nécessaire. 
 
20 août, — A bord du Duguay-Trouin. 
 
Notre travail était à peu près terminé hier au soir, et nous n'avions plus qu'à le rédiger, quand la Saône reçoit l'ordre d'appareiller pour aller rejoindre le Chateaurenault à l'entrée de la rivière. 
 
Après avoir travaillé hier au soir jusqu'à minuit chez le commandant de la Saône, car l'amiral nous avait demandé notre plan pour ce matin, nous déménageons donc précipitamment et allons finir le travail chez le commandant du Duguay-Trouin. Malgré ces pérégrinations, notre plan était fait ce matin, et l'amiral l'avait à huit heures. 
Nous commençons d'ailleurs à nous habituer à ces déménagements, qui deviennent pour nous une partie intégrante du métier ; mais jamais nous n'avions changé de domicile avec autant de fréquence que pendant ces dernières journées. 
 
Quelques jours avant notre arrivée, les Chinois, pour répondre aux canots à vapeur porte-torpilles que le Bayard expédie journellement à l'amiral, ont transformé une douzaine de petites chaloupes à vapeur, empruntées à l'arsenal, en torpilleurs. Ils les ont blindées avec des chaînes et leur ont placé à l'avant deux énormes boîtes peintes en rouge vif emmanchées de longs bambous : elles représentent probablement des torpilles. Ils les ont de plus ornées de deux pavillons noirs, ce qui doit être une attention délicate à notre adresse. Cette flottille manoeuvre toute la journée dans la rivière et va s'amarrer pour la nuit derrière les bâtiments ennemis. 
 
~ L'amiral a fait immédiatement désarmer les canots à vapeur, primitivement porte-torpilles, et on leur a donné à chacun un hotchkiss. On a joint à eux une grosse chaloupe à vapeur, louée à une compagnie anglaise, qui fait actuellement le service entre le Volta et le poste télégraphique de Scharp-peak, à l'entrée de la rivière, et le tout a été mis sous le commandement de M. de Lapeyrère, second du Volta. I1 doit assurer la défense de nos bâtiments contre les torpilleurs chinois et les couler avant qu'ils aient pu s'approcher de nous. 
 
22 août. — A bord du d'Estaing. 
 
Nouveau déménagement hier ; cette fois, nous nous retrouvons sur le bâtiment qui nous a apportés ici. Nous avons complètement cessé tout travail. Nous sommes, comme les autres, dans l'attente de quelque chose ; l'important est de savoir quoi, et les discussions sur cet inépuisable sujet sont le fond de la conversation de tous les carrés. 
Ce qui domine, c'est l'impatience ; voilà un long mois que l'on est dans cette fausse situation, et tout le monde, fatigué moralement et physiquement, appelle de tous ses vœux une solution quelconque... 
 
Les rapports entre l'amiral et le commandant du Yang-Ou, le grand croiseur chinois mouillé près du Volta, sont toujours fort courtois. 
C'est ce commandant qui fournit l'escadre en bœufs et vivres frais, et l'amiral n'hésite jamais à en exiger la conduite la plus correcte. 
Les mouvements des jonques de guerre chinoises mouillées près de la pointe de la Pagode, par le travers du Volta devenant par trop gênants, une simple observation de l'amiral a amené immédiatement un ordre du commandant du Yang-Ou, rétablissant tout convenablement. 
 
Les bâtiments français remontent successivement à Matsou faire leur plein de charbon, la consommation de combustible devenant assez forte par la nécessité d'être sons pression jour et nuit, et l'amiral voulant avoir tous ses navires complètement disponibles au moment voulu. 
 
Le Duguay-Trouin était ainsi remonté hier matin (ce qui a causé notre déménagement). En revenant, il a trouvé sa place prise par une canonnière chinoise qui, jugeant le poste bon, et en effet elle coupait ainsi l'escadre française en deux, l'avait occupé. Sur l'ordre de l'amiral, le Duguay-Trouin est allé mouiller à cinquante mètres de la canonnière, qui, n'étant pas de taille à supporter le contact, a appareillé précipitamment. 
 
Tous les deux jours, nous remontons à Sharp-peak avec un officier de corvée pour y prendre les dépêches. Les jours intermédiaires, l'amiral Dowell y envoie son canot à vapeur, qui rapporte également les dépêches de l'amiral Courbet. 
 
Pendant la nuit dernière, il est arrivé un accident à bord. La nuit était fort noire, et des grains assez frais du nord-ouest avaient, avec un courant de flot très violent, fait grossir la mer d'une façon qui devint bientôt inquiétante pour les canots amarrés derrière ou le long du bord des bâtiments français. Ces canots, armés d'un hotchkiss, ce qui les charge beaucoup de l'avant, doivent toujours avoir à bord une partie de leur armement. En voulant mettre sous les palans le grand canot du d’Estaing, le garant de l'arrière croche seul, et le brigadier ayant largué celui de l'avant, l'embarcation s'évite rapidement, présente son travers à la mer, s'emplit et coule en partant en dérive. 
On arme immédiatement les autres embarcations disponibles, et l'on est assez heureux, malgré un courant d'une extrême violence, pour repêcher les hommes du canot, moins deux. Les corps de ces malheureux sont repassés cette après-midi le long du bord, ramenés par le courant de jusant ; nous avons du moins la triste consolation de penser que leurs cadavres ne sont pas tombés entre les mains des Chinois, qui auraient été trop fiers de ce facile trophée : ils seront enterrés demain matin par les soins d'un de nos pilotes anglais. 
 
Cette après-midi, c'est un officier du d'Estaing qui était de corvée pour aller à Sharp-peak : il a rapporté une dépêche à l'amiral, qui, nous dit-il, a paru satisfait, en la lisant. 
A six heures, on a appelé les commandants à l'ordre à bord du Volta. L’amiral leur a recommandé une surveillance particulière pour cette nuit : "Jamais, leur a-t-il dit, les bâtiments n'auront plus de raison de veiller que dans les circonstances actuelles. " Serait-ce enfin la solution tant demandée qui 
Arrive ? ou les Chinois vont-ils tenter une attaque de nuit ? 
 
23 août. — A bord du d'Estaing. — Une heure de l'après-midi. 
 
C'était bien la fin de nos inquiétudes qu'a apportée cette bienheureuse dépêche. C'est dans une heure que va se jouer la grosse partie... 
 
La nuit dernière a été encore plus sombre, s'il est possible, que les nuits précédentes. Tout le monde est à son poste de combat, et beaucoup de ceux qui 
pourraient se coucher restent à veiller avec les camarades. Forte brise et grains continuels qui nous inondent... 
 
A trois heures du matin, branle-bas sur la canonnière chinoise la plus rapprochée de nous ; le d'Estaing braque dessus ses pièces de l'avant, et le 
Duguay-Trouin la couvre de lumière électrique ; on entend des cris et quelques coups de feu ; ce sont probablement des déserteurs qui tentent de gagner la terre à la nage ; le fait n'est pas rare à bord des bâtiments chinois. La nuit se passe sans autre incident. 
 
Ce matin, la corvette américaine Enterprise change de mouillage, en sorte que toute la partie de la rivière, du milieu à la rive droite, est dégagée : on fait de la place aux combattants. Un grand cuirassé allemand arrive et mouille derrière les bâtiments anglais : l'amiral lui envoie un de ses aides de camp pour le pi'ier de ne pas saluer, vu les circonstances. 
 
Les bâtiments anglais envoient leur compagnie de débarquement, probablement à Fou-tchéou même, pour protéger le consulat. En revenant, les embarcations sont chargées d'Européens, femmes et enfants, qui embarquent sur les bâtiments anglais : abandonnent-ils Fou-tchéou par crainte d'un mouvement populaire, ou viennent-ils en spectateurs ? 
 
A 11h30, les commandants sont appelés à l'ordre à bord du Volta. A son retour, le commandant du d’Estaing nous réunit chez lui et nous transmet les ordres de l'amiral. Il s'est à peu près exprimé en ces termes : 
" Nous commencerons par détruire tout ce qui flotte, de façon à passer une nuit tranquille après le combat ; nous nous occuperons ensuite des batteries de terre. On attendra le commencement du jusant pour agir ; ce sera vers deux heures de l'après-midi. L'amiral hissera le pavillon n°1 en tête de mât : à ce signal, les deux torpilleurs appareilleront et se porteront sur les deux bâtiments chinois placés en amont. 
Au moment où l'amiral amènera le pavillon n° 1, tout le monde ouvrira le feu. » 
Puis chaque commandant a reçu ses instructions particulières exposées avec cette netteté qui caractérise les moindres ordres de l'amiral. Le d'Estaing est celui qui a le plus à faire : il doit, une fois les canonnières qui sont par son travers coulées avec son aide par le Paillais et le Duguay-Trouin (mouillés près de nous depuis deux jours), passer entre ces canonnières et la rive droite, et aller détruire les jonques chinoises placées derrière une petite pointe qui fait vis-à-vis à la pointe de la Pagode et que l'on appelle la pointe de la Douane ; puis aller soutenir le Volta, qui aura fort à faire, et sur lequel se portera évidemment l'action principale des Chinois. 
 
Mon collègue est désigné pour servir de pilote au commandant, et le lieutenant de vaisseau, chef de batterie, veut bien me prendre pour auxiliaire pendant le combat. 
 
Nous venons de déjeuner rapidement, et nous attendons le moment d'agir. Les Chinois n'ont pas l'air de se douter de ce qui les attend ; pourtant, ils poussent un peu leurs feux ; mais les factionnaires sont encore aux coupées, et dans l'un des sabords de la canonnière la plus rapprochée de nous, un matelot dort les pieds en l'air... 
 
Sur la pointe de la Douane apparaissent quelques tirailleurs habillés en rouge, qu'un mandarin tout en blanc aligne derrière de petits retranchements en terre. Heureusement, les hauteurs qui nous dominent sont dégarnies, car des soldats seraient bien postés là pour nous tirailler. Sur la rive gauche, au-dessous de !a pointe de la Pagode, une grosse batterie paraît fort animée ; elle n'en aura pas pour longtemps, car elle est à trois cents mètres du Duguay-Trouin, qui n'en fera qu'une bouchée ; d'autres batteries de pièces de campagne au-dessus de l'arsenal sont peut-être plus à craindre... 
 
Il fait un temps superbe ; calme plat, ce qui est désavantageux pour nous, que la lumière va aveugler pendant quelque temps. Nous sommes à deux cent cinquante mètres de la canonnière chinoise dont nous sommes chargés ; les hommes, à qui l'on vient de faire prendre le chapeau de paille, sont bouillants d'impatience, et les canonniers rectifient à tout instant le pointage de leurs pièces braquées depuis longtemps sur les sabords des voisins... 
 
23 août. 10h du soir. 
 
Tout est fini. Les Chinois se rappelleront longtemps la journée du 23 août. 
 
A une heure et demie, ce matin, on met les équipages au poste d'appareillage. En ce moment si défavorable au point de vue militaire, où tous les hommes abandonnant leur poste sont au cabestan, où un coup bien dirigé peut mettre hors de combat la moitié d'un équipage, nous éprouvons un moment d'angoisse ; mais les Chinois continuent à ne se douter de rien et à nous regarder faire d'un air tranquille par leurs sabords. Chacun reprend rapidement son poste de combat. 
 
Quelques instants après, les canots porte-torpilles chinois, amarrés depuis le matin derrière les canonnières, larguent lentement leurs remorques, et à notre profonde stupéfaction, au lieu de se diriger vers nous, filent rapidement vers la pointe de la Douane, derrière laquelle ils disparaissent : ce sera toujours une préoccupation de moins. 
 
Presque au même instant, ou signale un grand bâtiment qui entre dans la passe Mingan, et chacun reconnaît la Triomphante, qui peut se flatter d'arriver à temps. 
 
Un coup de hotchkiss part de la hune du Lynx ; nous cherchons à voir le signal de l'amiral, mais au même instant une détonation formidable retentit, tous les bâtiments ont ouvert le feu en hissant aux trois mâts le pavillon français, et nous sommes perdus au milieu d'un nuage de fumée... 
 
Pendant près d'une minute, nous ne voyons plus rien; nous sommes obligés de calmer les hommes qui servent les pièces avec un entrain endiablé et les canonniers qui écoutent à peine les ordres du chef de batterie ; mais peu à peu nous commençons à y voir clair, et le tir se régularise... 
 
Les canonnières chinoises qui nous entouraient commencent à dériver dans un état pitoyable ; les mâts inclinés l'un vers l'autre, les sabords en miettes, la cheminée criblée, elles s'en vont au fil du courant, enveloppées d'une épaisse fumée noire et enflammées d'un bout à l'autre... Elles vont sombrer 
l'une après l'autre à côté des bâtiments étrangers. Ont-elles tiré ? Nous n'en savons rien; nous n'avons pas reçu un seul projectile. 
 
Quand elles ont disparu, nous continuons lentement notre marche en avant en tirant sur les batteries de terre, dont le feu assez nourri paraît dirigé sur le Volta, et sur les jonques chinoises réfugiées derrière la pointe de la Douane, en compagnie des canots torpilleurs. 
Les petites canonnières Lynx, Aspic et Vipère continuent à tirer fortement sur les jonques et les batteries de la Pagode, et le Volta riposte aux batteries de terre postées au-dessus de l'arsenal. 
 
Tout autour de nous, le courant entraîne des débris informes et des cadavres ; quelques Chinois encore vivants agitent leurs mains au-dessus de leurs têtes ; nous avons de la peine à empêcher nos hommes, emportés par l'ardeur du combat, de tirailler sur ces malheureux... 
 
Le torpilleur 40 passe ensuite en dérive, sa hampe cassée ; son capitaine, M. Douzans, nous salue de son casque, et nous lui répondons par des acclamations ; puis le 45 aussi emporté par le courant... 
 
C'est maintenant le tour des deux petites canonnières alphabétiques qui étaient postées en amont du Volta ; elles sont criblées, et leurs plaques protectrices n'existent plus ; nous tirons dessus à couler bas, et elles sombrent presque aussitôt. Nous sommes obligés de cesser le feu pour laisser passer un des croiseurs chinois qui dérive tout en flammes avec le pavillon français ; il est accosté par nos embarcations, celles que commande M. de Lapeyrère, et des matelots le parcourent en tâchant de ralentir l'incendie, mais cela devient bientôt impossible, et il faut l'abandonner ; il ne tarde pas à couler également... 
 
Maintenant, presque tout le monde a cessé le feu, seules nos canonnières sont remontées près de l'arsenal qu'elles canonnent sans être inquiétées ; même les batteries de terre se sont tues ; elles doivent être détruites. 
 
A cinq heures, nous prenons le mouillage de nuit, en ligne de file dans le milieu de la rivière ; le d'Estaing est en vedette, le plus en amont du mouillage ; nous découvrons maintenant tout le haut du fleuve à partir du coude qu'il fait à la Pagode : il continue à être encaissé entre des hauteurs boisées ; à gauche, une pointe couverte d'arbres s'avance, et nous y apercevons deux petits bâtiments chinois échoués, mais qui paraissent encore en bon état : ils se sont enfuis au commencement de l'action, poursuivis par nos obus ; mais l'amiral n'a pas voulu envoyer une de nos petites canonnières les détruire, les pilotes connaissant mal le chenal au-dessus de l'arsenal, et la marée, en baissant, risquant d'empêcher notre bâtiment de revenir. La rivière, hier encore couverte de jonques et de sampans, est complètement dégagée ; comme l'a ordonné l'amiral, nous sommes bien débarrassés de tout ce qui flotte. Près de la Pagode, un amas confus de coques et de mâts, criblés de mitraille, indique l'ancien mouillage des jonques de guerre ; il s'en échappe une fumée épaisse, et de temps à autre une jonque à demi consumée s'en détache encore et va dériver dans le courant, jusqu'aux bâtiments étrangers, qui sont quelquefois obligés de changer de mouillage pour éviter ces brûlots qui ne leur sont pas destinés. 
 
Derrière nous, nous découvrons la pointe de la Douane, près de laquelle des jonques en feu achèvent de se consumer ; en ce moment les canots à vapeur des bâtiments de l'escadre, remorquant des embarcations armées en guerre, contournent cette pointe avec précaution et en la couvrant de projectiles avec leurs hotchkiss. Elles vont, sous le commandement de M. de Lapeyrère, parfaire la destruction de tous les torpilleurs chinois réfugiés là au commencement de l'action ; nous les voyons disparaître sans qu'aucun soldat chinois se montre sur les berges ; d'ailleurs, on dirait le pays devenu instantanément désert ; on n'entend plus que quelques coups de feu isolés, mais pas une âme n'apparaît à terre. Les embarcations reviennent à la nuit déjà close, au moment où l'on commençait à être inquiet pour elles. 
 
Tout à l'heure, en regardant l'arsenal que nous découvrons un peu à gauche et les deux croiseurs qui brûlent le long de son quai et qui, maintenant qu'il fait nuit, éclairent une partie de la rade, il nous semble remarquer que le plus grand d'entre eux change de place et se dirige vers le milieu de la rivière. En prêtant plus d'attention, nous distinguons une grosse jonque armée d'avirons qui le remorque ; le projet des Chinois est visible ; comme il y a en ce moment courant de jusant, ils vont nous faire dériver dessus ce terrible brûlot. On commence immédiatement à tirer sur la jonque, qui, bientôt entrouverte, sombre heureusement avant d'avoir pu remorquer fort loin le croiseur en feu. Celui-ci n'en commence pas moins à défiler lentement, en travers 
du courant. Tout en nous disposant à appareiller, nous le criblons d'obus. Le spectacle est superbe ; la coque en fer est percée comme une écumoire et permet de voir tout l'intérieur en feu d'où s'échappent des flammes et des torrents de fumée noire ; toute la rade est illuminée, et chacun de nos 
projectiles en arrivant dans le brûlot en fait jaillir des gerbes d'étincelles ; c'est un véritable feu d'artifice. Heureusement nous n'avons pas besoin d'appareiller; mais il n'en est pas de même des bâtiments qui nous suivent, et qui sont forcés de changer de mouillage pour éviter d'être abordés. Enfin, criblé par nos projectiles, le brûlot va couler à quelque distance des bâtiments étrangers. Ce n'est pas là le commencement d'une nuit bien tranquille, mais il fallait s'y attendre. 
Ce soir, l'amiral nous a fait parvenir l'ordre du jour suivant :
« Il y a aujourd'hui deux mois, nos soldats étaient victimes à Lang-son d'une infâme trahison. 
Cet attentat est déjà vengé par la bravoure de vos camarades de Kelung et par la vôtre. Mais la France demande une réparation plus éclatante encore. Avec de vaillants marins comme vous, elle peut tout obtenir.
« Courbet. » 
 
24 août. — A bord du d’Estaing. — Mouillage de Pagoda. 
 
Aujourd'hui, nous sommes restés simples spectateurs, ce qui nous a permis de nous mettre au courant de ce qui s'est passé hier. Comme dans tous les combats possibles, nous n'en avions rien vu que ce qui nous touchait de près, et nous sommes curieux aujourd'hui d'apprendre le détail des opérations. 
 
C'est aux torpilleurs que revient l'honneur de la journée, mais ils n'ont pas eu le même bonheur. Au signal donné par l'amiral, le 46, ommandé par M. Douzans, ayant filé sa chaîne par le bout, partait à moyenne vitesse et se dirigeait sur le Yang-Ou. Il était obligé, pour arriver jusqu'à ce dernier, de passer par le travers du Fou-sing, que devait torpiller le 45, et qui se trouvait mouillé un peu en aval du Yang-Ou. 11 fit partir sa torpille sous la fesse du bâtiment, qui eut le temps, malgré la voie d'eau que venait de lui ouvrir l'explosion, d'aller se jeter à la côte près de l'arsenal, poursuivi par les projectiles de nos canonnières qui y mirent bientôt le feu. Au moment où le 40 faisait machine en arrière, il eut sa chaudière traversée par un biscaïen parti de l'une des jonques mouillées près de la Pagode, et sa hampe cassée par un projectile du Fou-sing. Désemparé de sa machine, il partit en dérive, et c'est alors que nous le vîmes passer par le travers du d'Estaing ; mais les saluts que nous croyions voir faire à son capitaine n'étaient que des signaux de détresse par lesquels il demandait une remorque quelconque : fort heureusement le Duguay-Trouin comprit sa situation et lui envoya son canot à vapeur. 
 
Le 45 fut moins favorisé. M. Latour n'avait pu se dégager après avoir fait partir sa torpille sous l'arrière du Fou-sing. En retombant, après avoir été légèrement soulevé par l'explosion, le bâtiment chinois avait fait plonger l'avant du torpilleur retenu par sa fourche, et l'hélice de ce dernier à demi hors de l'eau ne lui permettait pas de se retirer. C'est alors que M. de Lapeyrère voyant la position critique du 45, accablé de projectiles, lancés même à la main par les hommes du Fou-sing , se porte en avant avec sa flottille de canots à vapeur. Il embarque dans un canot White que l'on avait armé en porte-torpilles et se précipite sur l'arrière du Fon-sing. Ce bâtiment, voyant arriver ces nouvelles embarcations, fait en avant, ce qui dégage le 45. M. de Lapeyrère continue sa route et fait partir successivement ses deux torpilles sous l'arrière du bâtiment chinois. L'une d'elles ne part pas, mais après l'explosion de la seconde, le Fou-sing stoppe, ayant probablement des avaries dans son hélice. Il part alors en dérive. Malheureusement ce nouveau succès nous coûtait plus cher que le premier. 
M. Latour fut grièvement blessé à l'œil par un éclat de biscaïen ou de plaque de tôle. 
 
Après avoir dégagé le 45, M. de Lapeyrère rallie sa petite flottille, et apercevant le Fou-sing qui descend la rivière en brûlant, il l'accoste et monte à son bord sans rencontrer la moindre résistance : le spectacle qu'il y trouve est affreux. 11 n'y a plus sur le pont que des lambeaux de cadavres. Le sang couvre tout, et une fumée épaisse s'échappe de l'intérieur. Sur la passerelle, les deux officiers chinois sont tombés à leur poste. On a amené le pavillon chinois, on le remplace par un pavillon français, et l'on envoie à bord de la Triomphante les quelques Chinois encore vivants que l'on peut recueillir. 
Ce sont des chauffeurs pour la plupart ; un de nos projectiles ayant crevé la chaudière, les malheureux sont couverts de brûlures des pieds à la tête. Malgré tout, le séjour à bord de ce bâtiment devient bientôt impossible, le feu gagne rapidement, et le pont, couvert de projectiles et de gargousses, que les Chinois y ont accumulés autour des pièces, peut sauter d'un moment à l'autre. On l'abandonne à regret, et il sombre un peu en aval. 
 
Sur le Volta, comme nous le pensions bien, l'action avait été plus chaude et nous coûtait plus de monde. Quelques instants avant de faire hisser le pavillon numéro 1, l'amiral se trouvait sur la passerelle du Volta et plaisantait avec le pilote anglais Thomas (celui qui avait échoué si malheureusement l’Hamelin à son entrée dans la rivière.  
Il était d'un assez fort embonpoint, et comme il souhaitait bonne chance à l'amiral : " Tranquillisez-vous pour moi, lui dit celui-ci, j'offre si peu de surface ; mais prenez garde à vous ! » 
 
En ce moment, l'amiral fait hisser le pavillon numéro 1 et descend : il était à peine sur le pont qu'un boulet rond, parti de l'une des jonques placées sous la pointe de la Pagode, enfile la passerelle, tue deux hommes de barre et le pilote Thomas, et épargne comme par miracle le commandant du Volta qui se trouvait aussi là. Pendant tout le temps du combat, l'amiral, avec son ardeur juvénile, allait d'une pièce à l'autre, complimentant les pointeurs, les encourageant et enlevant tout le monde par sa présence et ses paroles. Inutile de dire si les Chinois tiraient sur le Volta et surtout sur l'arrière, où ils savaient que l'amiral se tenait de préférence. C'est à ses côtés que fut blessé M. Ravel, son aide de camp, d'un éclat d'obus dont le reste enleva presque tout l'armement d'une pièce. 
 
Les petites canonnières le Lynx, l’Aspic et la Vipère ont, paraît-il, fait l'admiration des Anglais par leur manière de manœuvrer au milieu des épaves que charriait la rivière. 
 
Ce matin, elles ont appareillé de nouveau et sont allées mouiller, ainsi que le Volta, en face de l'arsenal. Les gros bâtiments comme la Triomphante et le Duguay-Trouin, et même les croiseurs comme le d'Estaing et le Villars, auraient de la difficulté à remonter jusque-là, et nous sommes réduits à regarder de loin besogner les autres. Cela n'a pas l'air de traîner. Les embarcations armées en guerre ont, comme hier, détruit tout le reste des jonques et des sampans mouillés le long de la rive gauche. Nous entendons le crépitement d'une violente fusillade qui semble montrer que l'arsenal est bien défendu ; de 
temps à autre, une formidable détonation nous annonce qu'une poudrière ou une jonque chargée de poudre et de projectiles ont sauté, et un énorme nuage d'épaisse fumée monte et s'épanouit lentement au-dessus de la Pagode. Nous voyons tomber successivement les hautes cheminées qui nous indiquaient l'emplacement des usines, mais aucun incendie ne se déclare dans l'arsenal ; nos projectiles de quatorze, dont l'effet si foudroyant sur les bâtiments en bois a étonné nos officiers eux-mêmes, n'ont que peu d'action sur les constructions en fer et en briques des ateliers. 
 
L'amiral doit le regretter, car il envoie chercher mon collègue, M. Renaud, pour aller sonder devant l'arsenal avec un pilote, et s'assurer que la Triomphante n'y peut pas venir même pendant un instant. Il n'y a pas moyen de trouver un mouillage suffisant pour le cuirassé. Ses obus de vingt-quatre auraient pourtant fait d'autres dégâts que nos projectiles de quatorze. 
 
A six heures du soir, toute la canonnade cesse, et nous reprenons nos postes de mouillage pour la nuit ; nous sommes cette fois les derniers en aval. 
 
25 août. — Au mouillage à bord du d'Estaing. 
 
La nuit, pour être plus calme que la précédente, nous a procuré encore quelques alertes. Elle est pluvieuse et sombre, et les lumières électriques du Duguay-Trouin et de la Triompante constamment en mouvement, ont beaucoup de peine à percer l'obscurité. Pourtant, au milieu d'un grain très fort, l'un des rayons frappe sur un canot à vapeur tout blanc qui sort de l'arsenal et paraît se diriger sur la Vipère, mouillée en tête de ligne. Les jets de lumière convergent sur lui, qui, se sentant découvert, hésite et s'arrête ; il est couvert de projectiles par nos hotchkiss et bientôt désemparé. On l'envoie chercher par un canot à vapeur ; on voit celui-ci tourner et retourner autour de l'autre pour bien l'examiner, puis le prendre à la remorque , mais il coule avant qu'on ait pu l'amener jusqu'à un bâtiment français. 
 
Ce matin, les compagnies de débarquement de la Triomphante et du Duguay-Trouin se dirigent, dans des embarcations remorquées par les canots à vapeur, vers la pointe de la Pagode ; comme nous l'avons dit, cette pointe forme une sorte d'ilot escarpé séparé de la côte par une longue plaine vaseuse, et c'est là qu'étaient construites plusieurs maisons de commerçants anglais et américains ; ils avaient eu soin de hisser leurs pavillons nationaux avant de partir, et l'on avait ordre de ne pas tirer sur ces maisons. Mais les Chinois remarquèrent bien vite que nous épargnions les établissements protégés par les couleurs étrangères ; ils y entrèrent et, ayant trouvé d'autres pavillons, se mirent à les hisser à tous les mâts d'alentour et à nous tirailler par les fenêtres. Devant cette manière d'opérer, nous fûmes bien forcés de déloger de là tous ces pillards, et cela a un peu endommagé les maisons neutres. 
 
Nous voyons les embarcations arriver près de la côte, les officiers en débarquent et se dirigent avec précaution vers le petit chemin qui mène à la Pagode ; tous les bâtiments ont leurs pièces chargées et sont prêts à soutenir le débarquement. Il s'effectue pourtant sans obstacles. Les hommes parviennent bientôt au sommet du monticule où une batterie Krupp était placée, ombragée par de très grands arbres ; on a même eu beaucoup de peine à la faire taire hier, parce qu'elle était juste sur la crête, et que les projectiles, tirés un peu haut, la dépassaient sans lui faire de mal. Nos matelots en descendent les trois pièces démontées : ce sera un trophée ou un souvenir. 
 
On entend un peu de fusillade ; ce sont probablement des Chinois qui tentent de traverser la plaine. Les bâtiments tirent au jugé par-dessus la Pagode, qui, chose étrange, n'a pas reçu un seul coup dans toute cette bagarre. 
 
Les compagnies reviennent abord à 11h, et l'amiral quitte le Volta pour embarquer sur le Duguay-Trouin ; c'est ce dernier et la Triomphante qui vont avoir la parole maintenant avec leurs grosses pièces, et ils seront chargés de nous ouvrir la porte de cette souricière où nos amis les Chinois croyaient si bien nous tenir. A 11h30, l'amiral appelle les commandants â l'ordre et leur donne les instructions pour la descente de la rivière. 
 
A midi, tout le monde appareille, et nous disons adieu au théâtre du combat du 23. On ne peut plus passer, pour redescendre, par le chenal du milieu, encombré des épaves des bâtiments chinois, et nous sommes obligés de défiler au milieu des étrangers. L'amiral Dowell est sur la passerelle du Vigilans, entouré de ses officiers, et nous salue au passage ; tous les officiers des autres bâtiments sont sur le pont et nous saluent également ; les Américains nous envoient même quelques hourras ; nos bâtiments, noircis par la fumée, transformés par les préparatifs de combat, les mâtures dépassées, ont un aspect militaire qui ressort d'autant plus au milieu de la tenue correcte des navires étrangers. C'est un moment où, comme dit la chanson, on se sent fier d'être Français , et ces moments-là étaient devenus si rares depuis quelque temps que nous les apprécions davantage ; puis la présence d'un bâtiment allemand n'est pas pour diminuer notre satisfaction du triomphe. 
 
Nous mouillons à l'entrée delà passe Mingan, dans l'ordre suivant : Triomphante, Duguay-Trouin, d'Estaing, Volta, Vipère, Lynx et Aspic. 
Nous ne voyons que très mal ce qui se passe de l'autre côté de la passe, mais nous entendons tonner les grosses pièces de vingt-quatre. 
On doit être en train de détruire les batteries blindées qui défendaient la passe Mingan et qui, étant disposées de façon à battre l'entrée de la rivière, ne peuvent faire de mal à nos bâtiments. 
 
La besogne est bientôt faite, car nous recevons l'ordre d'envoyer à terre la compagnie de débarquement et les torpilleurs qui feront sauter les pièces que l'on n'a pu détruire par le bombardement. Le débarquement n'est pas commode en ce point de la rivière. Elle fait un coude brusque, extrêmement resserrée entre deux hauteurs presque à pic, et le courant est assez violent pour que les canots à vapeur aient du mal à le remonter, en remorquant les embarcations 
chargées de monde. Fort heureusement, tout se passe bien, et les hommes rentrent à bord dans la soirée. 
 
Elle se passe aussi assez tranquillement ; nous entendons de temps à autre la canonnade de la Saône et du Châteaurenault qui nous sont masqués par une pointe élevée, et qui livrent un combat singulier aux quelques camps retranchés dont ils sont entourés. Le Chateaurenault, une fois la nuit tombée, fait de la lumière électrique, et le Duguay-Trouin lui répond ; on se signale, par la télégraphie optique, au-dessus des collines qui nous séparent, des ordres pour le lendemain. 
 
Nous commençons à avoir un lugubre spectacle qui menace de durer pendant toute la descente de la rivière ; les cadavres des marins chinois, horribles à voir, sont remontés sur l'eau, vont et viennent avec le courant, montant et descendant ; quelques-uns s'engagent sous les coupées et dans les chaînes, et c'est un travail que de les remettre dans le courant... 
 
Pendant la soirée, un sampan qui a l'air de vouloir traverser la rivière est aperçu par nos sentinelles et couvert de projectiles ; les Chinois qui le montent sautent à l'eau comme des grenouilles. Après tout, ce sont peut-être des gens inoffensifs. Pour les trois quarts des indigènes nous ne leur faisons pas la guerre ; c'est simplement une affaire qui se règle entre les mandarins et nous, et dans laquelle ils n'ont rien à voir. C'est ainsi que, jusqu'au dernier moment, et encore ce matin, notre marchand de glace est venu nous approvisionner, ainsi que les blanchisseurs, risquant, à naviguer ainsi, de recevoir des coups de fusil, mais ne comprenant pas du tout le danger qu'il courait. Dans la soirée du 23, alors que tout brûlait sur la rade, et qu'à chaque instant les coups de fusil ou de hotchkiss partaient dans tous les sens, un Chinois est venu consciencieusement allumer un petit feu rouge qui indique un banc au milieu de la rivière ; ce n'était certes pas pour ses compatriotes, car à cette heure-là tout ce qui avait été chinois ne naviguait plus... 
 
26 aout. — Mouillage de Mingan. 
 
Ce matin, à midi, le Duguay-Trouin in et la Triomphante ont appareillé et ont continué, tout en descendant la rivière, à détruire toutes les batteries accumulées aux abords de la passe. Nous entendons leurs coups de vingt-quatre qui partent à intervalles réguliers comme dans un exercice de tir. Une heure après, tout le reste de l'escadre appareille, et nous allons mouiller devant le village de Mingan. 
 
En passant devant l'île Couding, nous apercevons sa batterie en ruine ; on voit maintenant les pièces, dont quelques-unes ont glissé sur le talus jusqu'à la mer ; une épaisse fumée s'échappe des quelques maisons qui y étaient construites. Un peu à droite sur la côte, une batterie casematée est en feu également. Nous admirons là les effets de l'adresse de nos canonniers ; tous les coups ont été des coups d'embrasures, et celles-ci, comme entr'ouvertes avec la main, laissent voir la construction en maçonnerie de la batterie et les volées luisantes des grosses pièces sur lesquelles les Chinois comptaient tant. Les torpilleurs ont visité hier ces casemates, et toutes les culasses ont été détruites par le fulmicoton. 
 
Un peu plus à notre droite, le joli village de Mingan apparaît entre deux pointes couvertes d'arbres ; sur un monticule à gauche, 
une batterie en ruine aussi, dont on aperçoit les vieilles pièces le nez en l'air ou tombées sur le rivage. Le village brûle en plusieurs endroits , on voit quelques habitants qui s'enfuient effarés dans les rues, en abandonnant les maisons qui bordaient la côte et que nos projectiles ont fouillées ce matin. 
 
Sur la rive droite, par notre travers, un autre grand fort, mieux construit que les batteries précédentes, aligne ses constructions toutes neuves ; ses embrasures sont dans le même état que celles de ses voisins, et les torpilleurs, protégés par nous, sont occupés à faire sauter les pièces qui existent encore. Ce n'est pas une opération commode ; il faut mesurer assez exactement la charge de fulmicoton pour que la pièce saute, mais aussi pour que les éclats ne volent pas trop loin ; il faut croire que les torpilleurs qui sont à terre en ce moment craignent plutôt le moins que le plus, car nous venons d'entendre siffler deux ou trois éclats autour de nous. 
Nous apercevons maintenant le Chateaurenault et la Saône ; ils sont tous deux en bon état, et nous voyons sur la rive gauche par leur travers un camp retranché, abandonné et en feu, qui nous montre que les camarades n'ont pas perdu leur temps. 
 
27 août. — Mouillage devant la passe. 
 
Ce matin, de bonne heure, la compagnie de débarquement est allée à terre au village de Mingan avec celle du Villars ; le débarquement se fait sans résistance; le village est abandonné ; à peine quelques habitants s'enfuient-ils à la vue de nos hommes. On fait sauter le reste des vieilles pièces qui garnissaient les ouvrages entourant les maisons. 
 
Pourtant, au moment de l'embarquement, quelques coups de feu partent de la hauteur qui domine Mingan, mais nous dispersons rapidement ces tirailleurs avec quelques coups de quatorze, et nos hommes rentrent paisiblement à bord. 
 
A neuf heures et demie nous appareillons de nouveau, laissant derrière nous cette passe Mingan sur laquelle les Chinois avaient fondé tant d'espérances, complètement en ruine. Le village et les batteries continuent à brûler. Ils sont couverts d'une épaisse fumée noire dont les tourbillons doivent donner à réfléchir aux défenseurs de la passe de Kimpaï, qui nous reste à franchir. Ce n'est pas la plus commode, mais tout nous paraît si simple maintenant que personne ne doute plus du succès définitif de l'amiral. 
 
Nous dépassons la Saône et le Châteaurenault, et allons mouiller devant la passe de Kimpaï, en ligne de file, le Duguay-Trouin et la Triomphante en tête. Nous avons devant nous l'étroit chenal par où coule la rivière ; sur la rive droite un grand mur crénelé part presque du rivage, couronne une petite hauteur où quelques arbres ombragent une pagode, puis monte jusqu'à un sommet assez élevé où flotte un grand pavillon, au-dessus du fort Kimpaï. Un peu à droite, à côté de ce sommet, un camp retranché où s'agitent quelques soldats est construit sur le versant qui nous regarde. Il est évidemment fort bien disposé pour se trouver à l'abri des coups d'un assaillant arrivant par le large, mais dans le cas actuel c'est pour nous une cible parfaite. Sur la rive gauche, sur la plage même, une vieille batterie nous envoie quelques boulets ronds ; on voit d'abord la lumière du coup, puis quelques instants après on aperçoit les projectiles qui nous arrivent en ricochant sur l'eau ; ils s'arrêtent d'ailleurs à une distance respectable de nous. La rive gauche par notre travers est très élevée et broussailleuse, mais aucun tirailleur ne s'y montre toujours ; la rive droite, au contraire, est très plate ; c'est l'île Woufou qui la forme, et il n'y a aucune défense établie de ce côté. 
 
Au pied du fort Kimpaï, de nombreuses jonques sont mouillées en désordre ; l'amiral, craignant probablement de les voir servir à obstruer la passe sous notre nez, donne l'ordre à l'officier torpilleur du Châteaurenault d'aller les faire sauter. En même temps les deux canonnières Vipère et Aspic appareillent et accompagnent les embarcations pour les protéger. L'opération s'annonce bien ; les jonques commencent à brûler et à sauter ; mais tout à coup un grand pavillon rouge et blanc paraît et s'agite sur la rive gauche en face de nos canonnières ; des tirailleurs se déploient sur la hauteur, et le crépitement de la fusillade se fait entendre. En même temps, au-dessus du mur du fort Kimpaï, on voit apparaître un grand nombre de soldats. 
Bientôt le mur en est complètement garni d'un bout à l'autre ; avec nos jumelles nous suivons tous leurs mouvements ; ils montrent la tète avec précaution, puis lâchent leur coup de fusil et disparaissent. Les balles pleuvent autour delà Vipère et l’Aspic, et nous commençons à être inquiets pour leurs équipages, car le mur domine de haut les ponts complètement découverts de ces canonnières. Le Villars et nous, ainsi que le Volta, envoyons sur le mur et dans le camp retranché qu'il entoure nos projectiles de quatorze centimètres. Mais nous sommes à dix-sept cents mètres, et le mur est sur la crête, en sorte que le tir met du temps à se régulariser. Malgré quelques coups bien envoyés, les Chinois ne quittent pas la place... 
 
Heureusement l'opération est terminée ; toutes les jonques menaçantes sont en feu ou coulées, elles embarcations reviennent escortées des canonnières. En passant près de nous, le capitaine de l’Aspic nous crie, sur notre demande, qu'il n'y a pas de blessés à son bord, mais que le second de la Vipère a été grièvement blessé. 
 
Pendant que tout cela avait lieu sur la rive droite, l'amiral allait faire une reconnaissance près de la passe avec le Duguay-Trouin ; il canonne légèrement les batteries voisines et revient au mouillage avant le commencement du courant de flot. 
 
On dirait que les Chinois ont mis leur dernier espoir dans les forts de cette passe de Kimpaï, car nous venons d'y constater une résistance qui ne s'était produite nulle part jusqu'à présent ; s'ils ont enfin l'idée de garnir les hauteurs de tirailleurs qui nous domineront à la sortie, nous aurons là plus de blessés que dans tous les combats précédents, les ponts de nos bâtiments étant absolument sans protection contre la mousqueterie. 
 
Ce soir, le beau temps continue, le calme le plus complet règne partout. Les incendies de la passe Mingan s'achèvent dans des torrents de fumée ; au pied du fort Kimpaï on voit brûler les jonques, mais à terre il n'y a pas une lumière. Sur la rive droite, à peu près par notre travers, un Chinois vêtu de blanc paraît vouloir suivre la côte et remonter en amont; l'amiral ayant donné l'ordre absolu d'empêcher toute communication entre l'entrée de la rivière et Pagoda (on a coupé le télégraphe avant-hier), un officier du bord demande un kropatchek et envoie comme avertissement au promeneur une balle qui s'aplatit à ses pieds. On le voit s'arrêter, regarder autour de lui, sans comprendre évidemment ce qui lui arrive ; mais comme il continue son chemin, on apporte d'autres kropalcheks, et d'autres officiers se mettent de la partie ; ce brave homme, sans s'en douter, constitue sur le fond noir des montagnes, avec son vêtement blanc, un but excellent. Fort heureusement pour lui, devant cette fusillade, il finit par comprendre et rebrousse chemin sans être atteint, toujours avec le plus grand calme ; il a l'air, en s'en allant, d'un bon bourgeois qui est sorti pour prendre l'air et qui rentre avec mauvaise humeur parce qu'il pleut. 
 
Cette après-midi, le Vigilans est descendu de la Pagode avec l'amiral Dowell, probablement pour voir où nous en étions ; puis il est remonté presque aussitôt sans mouiller. Les Anglais ont pu admirer notre ouvrage des jours précédents. 
 
28 août. — Mouillage devant la passe de Kimpaï. 
 
Ce matin, le Duguay-Trouin et la Triomphante reviennent de nouveau. Ils s'avancent dans la passe et mouillent presque à l'entrée. La canonnade recommence, mais nous voyons peu de coups partir de terre ; au contraire, nos bâtiments sont entourés de fumée ; par moments les coups se précipitent ou bien s'espacent, mais ils ne discontinuent pas jusqu'à 8h30. 
 
A 7h, une détonation formidable étouffe le bruit des pièces de 24. Une énorme fumée noire monte au-dessus du fort de Kimpaï et s'épanouit lentement dans l'air calme en deux gigantesques champignons superposés. Cette forme subsiste pendant quelque temps, puis tout se dissipe ; c'est la poudrière du fort de 
Kimpaï qui vient de sauter. 
 
Quelques instants après, la même chose avait lieu sur la rive gauche. Nous sommes trop loin maintenant pour voir ce qui se passe là-bas ; pourtant le Lynx et l’Aspic appareillent et entrent dans la passe. 
 
On les voit manœuvrer pour se rapprocher de la rive gauche, d'où partent parfois quelques coups de feu auxquels répondent les hotchkiss des hunes. Il est probable que l'amiral envoie ses torpilleurs à terre, mais nous en sommes réduits aux conjectures et restons toute la journée simples spectateurs, comme la veille. 
 
Dans la soirée, nous ne voyons plus le Duguay-Trouin et la Triomphante, qui ont dû mouiller un peu en dehors de la passe, à toucher les batteries blindées maintenant en ruine. Vers 6h, les Chinois font dériver vers le milieu de la rivière une des rares jonques qui brûlent encore sous le fort Kimpaï ; nous la voyons disparaître tout en feu derrière la pointe de la rive droite, mais elle ne fera pas courir grand danger à nos bâtiments ; elle a dû même les éviter, car nous n'entendons pas tirer dessus. 

 

La bataille de Fou-Tchéou et de la rivière Min restera dans les mémoires comme une belle victoire française.

 

Charles ROLLET DE L'ISLE Ingénieur Général Hydrographe