Bombardement de Tamsui
 
Le 30 septembre 1884. — A bord de la Triomphante à Matsou. 
 
On s'occupe aussi beaucoup de Kelung, sur le plan duquel l'amiral a marqué des postes de mouillage pour une dizaine de bâtiments ; ils seront extrêmement serrés, aussi, pour qu'ils prennent exactement leur poste en arrivant, avons-nous, avant de partir, mouillé des bouées aux points qu'ils doivent occuper. Le Dugay-Trouin vient d'en arriver. Moins sage que nous, il a tiré sur les retranchements chinois et a bouleversé quelques-uns de leurs sacs en terre ; les Chinois ont riposté et envoyé quelques projectiles sur nos bâtiments. Il n'y a eu heureusement ni tués ni blessés, mais â l'heure qu'il est, les Chinois doivent avoir déjà réparé les faibles dommages causés par nos projectiles. 
 
Les troupes de débarquement sont placées sous le commandement du lieutenant-colonel Bertaux-Levillain, et prennent le nom de corps expéditionnaire de l'Extrème-Orient, c'est un beau nom. Espérons qu'il sera bientôt justifié ! 
 
Le Bayard, la Nive, le Drac, le Tarn et le Lutin appareillaient hier soir à quatre heures pour Kelung que l'on va occuper. Nous sommes enfin sortis de l'inaction où nous vivions depuis un mois. Nous restons sur la Triomphante, qui partira ce soir aussi, avec la Gallissonnière et le d'Estaing, pour aller occuper Tamsui. L'amiral Lespès commande cette division, à laquelle on joindra la Vipère, qui se trouve déjà là-bas. 
 
L’Atalante, qui continue la série de ses corvées, reste à garder Matsou avec les torpilleurs. 
 
Si nous prenons Tamsui en même temps que Kelung, nous aurons tout le nord de l'île et un établissement assez solide, sinon utile : mais il est si difficile maintenant de comprendre pourquoi l'on fait une chose au lieu d'une autre, que le mieux est de fonctionner sans trop chercher à expliquer, et c'est ce que nous faisons. 
 
Le 1er octobre 1884. à bord de la Triomphante, devant Tamsui 
 
Nous avons appareillé hier soir et faisons route vers Tamsui. La Galissonnière en tête, le Duguay-Trouin et la Triomphante derrière, formés en peloton de chasse. La nuit est calme. Le lendemain, au jour, nous sommes en vue de Formose.  
 
Nous reconnaissons bientôt l'entrée de la rivière de Tamsui aux hautes montagnes qui l'entourent, et nous nous en rapprochons lentement. Ces montagnes sont encore plus élevées qu'à Kelung et en partie dénudées ; la petite rivière s'enfonce devant nous dans un défilé au fond duquel on aperçoit le village de Tamsui. Devant est mouillée une canonnière anglaise qui, d'après son numéro, est le Cockshaffer. 
Elle est bloquée par un barrage de jonques coulées que les Chinois ont établi à l'entrée de la rivière. Elle sera forcément spectatrice de l'opération. 
La base des montagnes, où se trouvent construits les forts que nous avons à battre, est séparée de la mer par une large plaine de deux milles environ de largeur et qui, même des hunes de la Triomphante, nous parait complètement dégagée. Nous mouillons en pleine côte, mais assez près des roches qui forment la pointe nord de l'embouchure, nous sommes en ligne de file dans l'ordre suivant du sud au nord : la Galissonnière, d'Estaing, Triomphante et Vipère. 
 
Nous distinguons parfaitement les forts chinois, dont un seul paraît neuf ; sur ses talus se démène une foule de soldats et d'ouvriers. Deux grandes biques qui ont sans doute servi à mettre en place de grosses pièces, sont encore dressées, mais nous n'apercevons pas ces pièces, dont l'ennemi a dû masquer les embrasures. Sur la rive gauche de la rivière, un autre fort est à peine ébauché, et l'on n'y travaille pas. Sur la gauche du fort neuf ou aperçoit une sorte de grand camp retranché, surmonté de nombreux pavillons ; il en sort de temps en temps des compagnies de soldats aux uniformes voyants qui viennent faire des exercices de tirailleurs presque sur la plage , on les voit manoeuvrer avec assez d'ensemble. 
 
A droite du fort neuf, une grosse maison carrée rouge surmontée d'un pavillon rouge, indique le consulat anglais ; des gentlemen vêtus de blanc et quelques dames sont sur la terrasse qui la domine et nous regardent dans de grandes longues-vues ; plus bas, un bouquet d'arbres d'où se détache une ligne de créneaux : c'est le fort Blanc, mais il ne peut nous faire de mal, son champ de tir ne comprenant que l'entrée de la rivière, et notre mouillage étant beaucoup plus nord. 
 
La mer est belle ; pas de houle. Midi : l'amiral signale au consulat anglais que nous ouvrirons le feu demain à dix heures du matin ; ceci est à l'usage des gentlemen et des dames de tout à l'heure, qui seront dans un moment plus occupés à faire leurs paquets qu'à nous contempler. Puis il signale au bâtiment anglais pour l'engager à changer de mouillage ; il se trouve eu effet dans le champ de tir de la Gallissonière. A quoi l'autre répond « Remerciements ». 
 
Rien d'intéressant tout le reste de la journée : les Chinois ont enlevé leurs biques et se promènent sur les talus du fort, dont ils sont certainement très fiers. Nous ne voyons toujours pas les pièces, même de la pomme des mâts. On détermine la distance à laquelle nous sommes des forts : trois mille mètres à peu prés. 
 
Nuit très calme. Pas un bruit à terre, la lumière électrique parcourt les forts, où il n'y a plus personne. 
 
A six heures du matin, pendant le lavage du pont, une légère fumée s'élève au-dessus du fort neuf, on entend une détonation, et un obus vient éclater sur la pointe de roches qui s'avance à quatre cents mètres du d'Estaing : ses éclats passent par-dessus ce bâtiment et sur l'arrière de la Triomphante. Immédiatement, branle-bas de combat ; sans essarder le pont, les hommes courent aux pièces, et l'on commence à répondre. 
 
Malheureusement le soleil se lève derrière la côte devant nous. Une brume épaisse enveloppe toute la terre, et, aveuglés, nous ne distinguons rien pendant que les Chinois nous voient avec une clarté parfaite. Ce phénomène était facile à prévoir, mais l'idée de voir les Chinois commencer les premiers était tellement nouvelle, qu'elle paraissait inadmissible ; il doit y avoir de l'Européen là-dessous. 
Quoi qu'il en soit, nous tirons pendant une bonne heure sans voir où tombent nos projectiles et par suite sans pouvoir rectifier notre tir. 
Pourtant, peu à peu, la brume se dégage, et l'on commence à distinguer les forts chinois. Nos coups, en général, ont été trop hauts, à cause de la réfraction qui relevait pour nous toute la côte ; le Cockshaffer n'a pas eu le temps de changer de mouillage, et l'on voit quelques-uns de nos projectiles, passant par-dessus le fort Blanc, qui font des gerbes dans l'eau autour de lui. 
 
Les obus chinois continuent à tomber avec une régularité mathématique, toujours sur la même pointe de roches, et à y éclater, et nous commençons à nous habituer au petit sifflement qu'en font les morceaux en passant au-dessus de nous. 
 
Nous régularisons enfin le tir ; la Triomphante et le d'Estaing tirent sur le nouveau fort dont les pièces sont maintenant démasquées ; la Galissonnière achève de détruire le fort Blanc qui n'a pas tiré un seul coup, et la Vipère bombarde le camp retranché qui commence à brûler. Malgré la distance de trois mille mètres qui nous sépare des forts, les pièces de 24 que la Triomphante a dans ses tourelles font des prodiges ; il y a surtout un vieux canonnier, le chef de la pièce de tribord, qui place tous ses projectiles avec une exactitude remarquable dans les embrasures du fort neuf. Il est vrai qu'il fait calme plat, mais le résultat n'est pas moins joli. Au bout d'une heure le feu des Chinois, qui n'a jamais d'ailleurs été très vif, cesse complètement, et jusqu'à quatre heures du soir on continue seulement à tirer toutes les dix minutes pour empêcher l'ennemi de revenir installer ses pièces, qui, autant que l'on en peut juger, n'ont pas été démontées. 
 
Hier soir à sept heures, M. Renaud part en baleinière, escorté de deux canots armés en guerre, pour aller voir si, malgré le barrage de jonques coulées sur la barre, il n'existerait pas une passe praticable pour la Vipère ; la chose est vraisemblable, puisque les eaux de la rivière, repoussées par le barrage, ont dû chercher une autre issue et se frayer une sortie dans les bancs de sable qui obstruent l'embouchure. Avant d'arriver aux jonques, il se trouve en présence d'une multitude de bouées dont le but pourrait bien être le mouillage de quelques torpilles. De plus, dans le cas même où elles n'indiqueraient pas quelque chose de ce genre, la Vipère en s'avançant au milieu d'elles courrait le risque d'engager son hélice dans leurs orins. Les canots reviennent donc à bord, et la suite de l'opération est remise à aujourd'hui. 
 
Ce matin, la Vipère appareille, et, allant mouiller tout près des premières bouées, s'occupe à en relever une. Pendant ce temps M. Renaud s'avance en canot près du barrage. A ce moment, on entend deux détonations sourdes, et deux gerbes d'eau s'élèvent à deux cents mètres des canots. Ce sont des torpilles que viennent de faire partir les Chinois, probablement trompés sur la véritable position de nos embarcations, ce qui n'a rien d'étonnant, puisqu'ils n'ont qu'un seul poste d'inflammation placé dans la direction de la ligne des torpilles. Cela suffit du moins pour prouver ce qu'avait affirmé le pilote anglais, que l'on a acheté fort cher et qui se trouve sur le la Galissonnière, à savoir que plusieurs de ces engins existent dans la passe, et que les Chinois savent à peu près la manière de s'en servir. 
 
La Vipère a achevé de soulager ce qui se trouve au bout de l'orin de la bouée qu'elle a relevée, et le désappointement est grand quand on s'aperçoit que ce que l'on retire avec tant de précautions est simplement une grosse pierre. On ne continue pas le travail gigantesque qui consisterait à débarrasser la passe de ces appareils encombrants, et la Vipère revient mouiller derrière la Triomphante. M. Renaud a pourtant eu le temps de constater qu'il existe à côté du barrage un passage suffisant pour la canonnière, mais l'amiral Lespès préfère attendre, pour occuper le poste d'inflammation qui se trouve près du fort Blanc et faire sauter les torpilles, d'avoir quelques renforts en troupes de débarquement, et envoie le d’Estaing apprendre à l'amiral Courbet le résultat des opérations. Il lui demande en même temps de lui donner un bataillon d'infanterie de marine qui aura plus de solidité pour une opération à terre que les compagnies de débarquement, évidemment remplies de bonne volonté, mais dont l'instruction est malgré tout défectueuse à ce point de vue, malgré les exercices fréquents que l'on fait à bord. Il est de fait que le pont d'un bâtiment, si vaste soit-il, est peu propre à apprendre aux hommes l'école de tirailleurs, et les manœuvres que l'on a tenté de faire à l'ile Matsou pendant le long mois que nous y avons passé, n'ont certainement pas suffi à donner à nos matelots l'expérience que des troupes de terre mettent si longtemps à acquérir. 
 
Comme toujours, pendant le bombardement même, des jonques ont continué à entrer et sortir paisiblement de Tamsui. Pourtant on en arrête une aujourd'hui ; mais comme elle n'est chargée que de parapluies, on la laisse entrer. Nous voulons bien détruire le plus de Chinois possible, mais il serait peu français d'avoir recours à l'insolation pour nous y aider. 
 
Une canonnière anglaise, le Merlin, vient demander de ses nouvelles au Cockshaffer et peut-être voir un peu ce qui s'est passé. Nous ne pouvons qu'être flattés de cet intérêt, et si les Anglais ont pour nous quelque sollicitude, ils seront satisfaits du résultat obtenu. 
 
Le 4 octobre 1884 — A bord du Drac, en mer. 
 
Le Drac est arrivé ce matin au mouillage de Tamsui, venant de Kelung. Il nous apporte la nouvelle de la réussite complète des opérations ; nous n'en avions pas douté un seul instant. On a occupé d'abord le mont Clément, une hauteur qui domine la rade dans l'ouest, et l'on y a établi une batterie de quatre-vingts qui canonne les positions chinoises des autres sommets. L'ennemi ne tient nulle part; on a occupé Kelung, et l'on continue la marche en avant. 
 
Le Drac retourne au Tonkin pour y rester et je pars avec lui, pour tâcher de réparer notre désastre de l’Àveyron ; me voilà éloigné pour quelque temps des opérations militaires, et il faut reprendre un rôle plus pacifique. 
 
Le Drac est un transport-aviso déjà ancien; aussi est-il assez peu habitable, surtout pour des passagers ; ceux-ci sont logés dans les chambres du faux pont, où l'on n'a d'air que par un étroit hublot, et que la machine, dont la claire-voie s'y ouvre, se charge de maintenir à une température 
bien supérieure à celle que préfèrent les vers à soie. 
 

M. Rollet de l’Isle – ingénieur de la Marine (Au Tonkin et dans les Mers de Chine (1883-1885)

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