Les Mauges au cœur de la Révolution
Pagus Medalgicus
Mauges
ne vient pas de « mala gens », comme l'ont insinué
quelques historiens à qui l'on pourrait retourner l'épithète. Célestin Port en
verrait une étymologie plus vraisemblable en « pagus medalgicus », pays minier, à cause
de l'existence très ancienne, non seulement aux bords du Layon, mais beaucoup
plus bas, vers Saint-Rémy ou La Chapelle-Aubry, de
gisements de fer, de plomb, d'or et même de houille, exploités dès l'époque
romaine et peut-être auparavant.
C'est
le séjour antique de la tribu des Ambilatres. Nous le
voyons, au xe siècle, enclavé entre les pays d'Anjou,
de TifFauges et d'Herbauges, et limité au nord par la
Loire, vers l'est par le Layon et l'Hyrôme, vers
l'ouest par la Divatte et vers le sud par la Moine, à
l'exception des cantons actuels de Champtoceaux et de Montfaucon qui dépendent
respectivement des évêchés de Nantes et de La Rochelle. Soit, en bref, les
quarante-deux paroisses du Doyenné de Jallais,
auxquelles s'ajoutent la zone de St Florent le Vieil,
et au sud le pays Choletais.
Le mécontentement monte…
Pays
tout désigné pour une guerre d'embuscades et de guérillas.
A
la veille de la Révolution, quatre routes seulement y donnent accès ; la
première, projetée de Saumur aux Sables par Cholet, s'arrête à Tiffauges; une
autre doit joindre Angers et La Rochelle, mais pour l'instant ne dépasse pas
Chemillé; celle de Nantes à Saumur est seulement amorcée par Geste, Beaupréau, Jallais, Chemillé et vient buter à Doué-La-Fontaine ; une
quatrième, enfin, vient d'être ouverte de Chemillé à Chalonnes.
Une
seule voie navigable, tout au nord : la Loire et le canal du Layon.
En
dehors de cela, nulle communication, que par des routes indignes de ce nom,
successions de fondrières, ou des chemins creux à peine praticables à cheval
aux beaux jours, presque inaccessibles les trois quarts de l'année, car ils
servent en même temps de lit à des ruisseaux, et dont le lacis déconcerte tout
autre que l'indigène.
Dans
des habitations médiocres et clairsemées en de secrètes clairières, une
population mal vêtue et mal nourrie de pain de seigle — le méteil est pour les
moins pauvres — sans viande ni vin le plus souvent ; aux agglomérations, une
quantité d'indigents dont la proportion va quelquefois jusqu'à quatre-vingt-dix
pour cent du total ; des procédés de culture rudimentaires, au point qu'en 1789
il n'y a pas douze cents charrues, si primitives soient-elles, dans toute
l'étendue des Mauges, et que des paroisses entières n'en ont pas une, comme ND
de Beaupréau ou Montfaucon ; une méthode d'assolement qui transforme en genêtières
touffues, deux ans sur trois et souvent plus, une grande partie des terres
cultivables ; landes, au demeurant, propices à l'élevage, qui est aujourd'hui
encore la grande industrie du pays.
Aux
approches de la Révolution, cette situation économique déjà mauvaise devient
pire ; la fiscalité s'aggrave et la mévente des récoltes ajoute à la misère
déjà supportée. Le changement de régime n'adoucit en rien ces maux, et le
mécontentement grandit...
Passablement
ignorant, en majorité illettré ou presque, très religieux et volontiers
superstitieux, le paysan maugeois, dans ces
conditions de vie précaire, mène une existence recluse et patriarcale ;
laborieux par tempérament, sobre par nécessité et réservé par atavisme, le
clocher de sa paroisse, but de ses plus lointains voyages, est pour lui le
centre spirituel et temporel de son clan.
Enfin les changements…
Les
malheurs qu'il doit supporter depuis des années de pauvreté rendent le
changement inéluctable, et les sujets sont appelés à donner leur avis; les
"cahiers" des Etals Généraux sont éloquents, qui crient la misère
dont les campagnes sont accablées, la gabelle odieusement tyrannique, l'impôt
injustement réparti, la gabegie des emplois inutiles. L'Anjou ni le Poitou ne
sont les derniers à émettre leurs protestations, surtout contre la gabelle et
contre la « milice » non moins exécrée.
Les
événements se précipitent, et c'est l'Assemblée Nationale, et la Constituante,
et la Convention... Un immense espoir avait fait adopter d'enthousiasme les
changements qui bouleversaient de fond en comble un état de choses séculaire
mais périmé. Or la situation économique est loin de s'être améliorée, et les
déceptions grandissent...
Touche pas à mon curé !
Parmi
tant de réformes votées dans une fièvre d'épuration, il en fut une dont on peut
dire qu'elle est de ces fautes pires que des crimes ; un historien peu suspect
de conservatisme a écrit que la Constitution civile du Clergé fut « une
organisation imaginée à l'encontre de la raison et de la justice » et un prêtre défroqué, Caveleau,
qui fut le premier Secrétaire Général de la Vendée, dit de son côté que le
" serment " exigé des prêtres catholiques — sanctionné par Louis XVI,
le 20 décembre 1790 — "a fait plus de mal à la France que les échafauds de
Robespierre et les armées de l'Europe coalisées contre elle ».
Sur
les populations profondément religieuses des Mauges et du Bocage, l'effet
devait en être aussi fatal qu'irréparable : habitué à révérer avant tout son
curé, le Vendéen — nous lui laisserons désormais ce nom — n'admet pas de le
voir molester au nom d'on ne sait quel principe qui lui échappe, ni surtout de
se le voir enlever pour être remplacé par un intrus; les nouveaux venus qu'on
lui envoie, les assermentés, qu'il appelle
les
«jureurs», sont en but à la réprobation et même aux vexations de leurs
ouailles; les insermentés, les "bons prêtres", autant qu'ils n'ont
pas été emmenés de force, continuent leur ministère en marge de la loi et du
gendarme ; tel le bandit corse qui « prend le maquis », ils trouvent partout
aide et protection, et chaque manoir ou chaque masure est pour eux un refuge
tout prêt ; aujourd'hui encore, dans de vieux logis qui ont échappé aux
destructions du temps et des hommes, on peut voir de ces « caches aux prêtres
" qu'un système de trappes plus ou moins ingénieux dissimulait aux recherches
et aux perquisitions.
Cependant,
les événements qui se traduisent à Paris, jusqu'en 1792, par des convulsions
tragiques — la fuite à Varennes, l'internement au Temple, la proclamation de la
République, voire même la mort de Louis XVI — ne semblent pas ici frapper les
esprits aussi vivement que la persécution religieuse...
Qu'importe,
au fond, l'étiquette du régime à des gens qui, retirés depuis toujours dans
leurs halliers, n'ont jamais connu le Pouvoir central que sous l'espèce indésirée de quelque collecteur de l'un ou l'autre impôt?
Quel attachement peuvent-ils vouer à un monarque qu'ils n'ont jamais vu, dont
ils n'ont jamais reçu aucun bienfait direct, aucun soulagement à leurs misères,
et qui même a contresigné les fatals décrets d'où vient la proscription de leur
clergé, unique intermédiaire entre eux et Dieu qui seul compte ? Quelle
influence peuvent avoir sur lui les nobles qui ont émigré ? Ils sont loin, et
ceux qui sont restés ou revenus semblent s'accommoder au moins mal du régime,
en tout ce qui ne touche point aux convictions religieuses qu'ils partagent
avec le peuple.
La levée des 300 000.
Et
voici, brusquement, comme une éruption de volcan, l'explosion brutale,
formidable, de tout le foyer de révolte qui bouillonnait sous cette apparente
apathie : la Convention a décrété la levée de 300.000 hommes...
Le
10 mars 1793 est fixé pour leur appel... Ce « tirage de la milice » qu'ils
exécraient sous l'ancien régime, et que celui-ci rétablit au centuple, les
Vendéens ne l'acceptent pas; et partout à la fois ou presque, c'est une insurrection
dont l'ampleur et la soudaineté frappent de stupeur la France et le Monde...
Il
faut bien se rendre à l'évidence : la première manifestation des « Guerres de
Vendée » fut à l'origine un soulèvement de refractaires.
Pour ces indépendants de toujours, l'habit bleu de la République était aussi étroit
d'épaules que l'habit blanc du Roi. Pendant des mois et des ans ils se
battirent, avec un courage surhumain et farouche pour ne pas aller servir, dans
un pays qui n'était pas le leur, un maître qu'ils n'avaient pas
élu. Ils furent guerriers par horreur d'être soldats,
et luttèrent pour leurs libertés, celle de leur personne comme celle de leur
foyer, celle de leurs
autels, de leur foi, et de ses ministres persécutés.
Les
combattants Vendéens-Maugeois, s'il faut leur trouver
un nom, ne sont pas assimilables aux Chouans du Maine ou de Bretagne, même si
l'Histoire les réunit souvent comme opposants à la République. Beaucoup de
villes des Mauges, dont Cholet, furent les premières à se battre pour les
libertés et contre la dictature de la monarchie.
Mais
les Vendéens-Maugeois n'eurent jamais pour insigne la
fleur de lis, mais le Sacré-Cœur cousu sur l'habit et le chapelet à la
boutonnière, à l'imitation de Cathelineau qui les arbora le premier ainsi le
jour qu'il partit du Pin.
Croyons-en
le témoignage d'Henri de La Rochejaquelein lui-même,
disant au Chevalier de Tinténiac, émissaire de Pitt : « La levée de 300.000
hommes, l'interdiction jetée sur toutes les églises, les persécutions contre
les prêtres, la violation de tous nos droits et de toutes nos libertés, voilà
ce qui nous a mis les armes à la main »... Et il est de fait qu'en 1796,
lorsqu'une accalmie rendit aux Vendéens la liberté de leur culte et de
leurs droits, d'Autichamp ne
trouvait plus de volontaires pour le service du Roi, alors qu'Outre-Loire les Chouans du Maine et de Bretagne n'avaient
pas désarmé...
La guérilla, pas l’armée.
Chez
ces croisés, nulle organisation semblable à une armée telle qu'on la conçoit
d'ordinaire : ni régiments, ni bataillons; une seule unité tactique: la
paroisse, aux effectifs infiniment variables, en fonction de l'éminence du
péril ou des besoins de la terre, avec son capitaine élu par ses hommes et
souvent contraint d'accepter le commandement sous menaces et de marcher le
premier.
Leur
tactique était à l'unisson : elle se réduisait à se répandre en silence
derrière les haies — cela s'appelait « s'égailler » — pour envelopper l'ennemi
le plus possible ; après une première fusillade — quand on eut des fusils — on
s'élançait sur lui avec des cris sauvages, les plus agiles courant d'abord aux
canons ; dès qu'il voyaient la lueur du coup, ils se jetaient à plat ventre et,
la décharge passée, reprenaient leur bond jusqu'à la rafale suivante, et ainsi
de suite jusqu'à pouvoir attaquer les canonniers corps à corps ; aux premiers
engagements, quand les Vendéens n'avaient guère d'autres armes que des fourches
et des gourdins — car leur seul ravitaillement en bouches à feu comme en fusils
leur vint toujours de prises sur les « Bleus » — ils enlevèrent ainsi le «
Missionnaire » et la « Marie-Jeanne », ces deux pièces de canon qui furent
leurs premiers
trophées et leurs fétiches. On ne put jamais leur apprendre
à se garder ni à faire des patrouilles, et quand la nécessité s'en présentait,
c'était aux officiers à faire eux-mêmes le nécessaire.
Hors
de leurs chemins creux et de leurs haies, dont ils savaient se servir avec une
instinctive habileté, ils furent presque toujours battus en terrain découvert,
dès qu'ils eurent affaire à des troupes aguerries et militairement encadrées.
Braves
comme des lions à l'attaque, et sujets aux plus folles paniques, leur
discipline toute relative s'arrêtait avec le combat ; après quoi, chacun s'en
retournait chez soi, ne revenant qu'au son du tocsin pour un nouvel engagement
; et il fut toujours impossible de leur faire conserver longtemps une position,
celle-ci eût-elle été conquise au prix des plus grands sacrifices ; c'est ainsi
qu'ayant pris Saumur, une garnison de quatre mille hommes y fut laissée, sous
le commandement d'Henri de La Rochejaquelein, mais se
fondit si vite que celui-ci dut abandonner la place avant la quinzaine passée,
n'ayant plus que quelques officiers auprès de lui. Et c'était d'eux pourtant
que Kléber écrivait à Merlin de Thionville : « A leur contenance et à leur
mine, je te jure qu'il ne leur manquait du soldat que l'habit. Des troupes qui
ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de vaincre tous les autres
peuples. »
Les massacres.
A
coté des officiers "Bleus" plus ou moins valeureux dans le rôle qui
leur était attribué, il y eut les bourreaux, et, au premier rang d'entre eux,
l'abominable Turreau, l'inventeur, l'organisateur et
le metteur en œuvre, en 1794, de ces « colonnes infernales » qui dévastèrent
méthodiquement en quelques jours la Vendée désarmée et dépeuplée — mesure aussi
inepte que monstrueuse, qui fit bientôt souffrir de la famine aussi bien les «
Bleus » que les «Blancs»: — plus de six cent villes ou villages, sans compter
les fermes et métairies, furent incendiés et ruinés, les récoltes détruites,
les populations — femmes, enfants, vieillards — passées au fil de la
baïonnette.
Les
généraux qui l'assistent ont à cœur de renchérir sur ses ordres :
-
Cordelier se vante d'avoir, à lui seul, fait fusiller ou égorger « plus de 600
personnes des deux sexes », dont deux cent le même jour dans l'unique bourg de Gonnord,
-
Crouzat, Caffix, le
tapissier Boucret, le boucher Huche, qui se targuait
lui-même d'être devenu « boucher de chair humaine », font assaut de férocité
-
Amey fait allumer des fours pour y jeter, vivants,
des femmes et des enfants
-
Commaihe, ancien perruquier, éprouve le fil de son
sabre en fendant en deux, journellement, des enfants de «patriotes» comme de «
brigands »
-
Grignon, ancien marchand de bœufs, règne sur des abattoirs, et fait égorger
jusqu'aux municipalités en écharpe, venues à sa rencontre en signe de
soumission.
Pendant
ce temps, Turreau — c'est le rapport à la Convention
du Représentant Lequinio, peu suspect en la matière,
qui nous signale tout ceci — « se soûle continuellement et se tient toujours
fort éloigné du feu ».
Destitué,
arrêté, Turreau échappe de justesse à l'échafaud, ce
qui lui permettra de servir le Consulat, d'être ambassadeur sous l'Empire, et,
renégat de Napoléon, d'être décoré par Louis XVIII de la croix de Saint-Louis !
Mieux encore : les vieux Vendéens écœurés verront le Général Turreau de Garambouville — car il
a repris sa particule de « ci-devant » — parader, ainsi chamarré, dans la suite
du Duc d'Angoulême lors de la visite que leur fit en 1814 ce Prince, qui n'en
fut pas alors à une maladresse près. Purent-ils, ce jour-là, croire à une
Justice immanente ?
Une
vue d'ensemble, pourtant, pour situer la marche des temps :
Le
12 mars 1793, à St-Florent-le-Vieil, une échauffourée
oppose gendarmes et gardes nationaux du District avec les conscrits qui se
refusent au «tirage»; le sang coule, les archives sont jetées aux flammes, et
les « gâs » triomphent, sans souci du lendemain.
Mais, ce lendemain, prévenu des événements, Jacques Cathelineau, au Pin-en-Mauges, prévoit l'inévitable répression, et part
avec vingt-huit volontaires armés de fourches et de faux pour enlever Jallais, où se tient une garnison de Bleus ; la troupe se
grossit en route, comme une rivière d'affluents... avant La Poitevinière
ils sont quarante, ils seront cinq cents en en sortant le 14 mars.
Jallais est pris, et Chemillé ; Stofflet et sa bande se
joignent au mouvement ; marche sur Cholet, où est tué l'ex-marquis de Beauveau, sans-culotte et chef de la garde nationale ;
Cholet est enlevé, puis Coron et Vihiers. Bonchamps et d'Elbée, enrôlés par
force, sont reconnus comme généraux. Bressuire, Thouars, Parthenay, Fontenay,
Doué-La-Fontaine, Montreuil-Bellay, Saumur enfin, puis Angers, tombent aux
mains des Vendéens, dont ces succès trop étendus causeront la perte, car ils ne
pourront les exploiter, faute de discipline.
La
Convention s'émeut, et envoie des troupes plus solides. Echec devant Nantes, où
Cathelineau est tué ; déroute ; Westermann bat les Vendéens à Parthenay, mais
son armée est détruite à Châtillon. D'Elbée est nommé généralissime à la place
de Cathelineau, et les jalousies entre chefs s'accentuent. Les combats se
poursuivent, avec des fortunes diverses : Kléber et ses « Mayençais
» sont battus à Torfou par Bonchamps et Charette... Westermann prend sa revanche à Châtillon même,
après trois journées de luttes acharnées et de massacres réciproques ; Kléber a
la
sienne à Cholet.
C'est
la déroute : d'Elbée est couvert de blessures, Lescure
et Bonchamps frappés à mort... la « Grande Armée », et les populations des
Mauges à sa suite, se précipitent pour passer la Loire, au-delà de laquelle on
espère le secours des Chouans et l'aide des Princes. Et c'est, le 18 octobre,
la tragique journée de Saint-Florent-le-Vieil, fatale et désastreuse entre
toutes, où le magnanime Bonchamps s'immortalise en son trépas ; Lescure, qui l'a suivi dans la générosité, le suivra dans
la mort après un long et douloureux martyre.
la Virée de Galerne
Lamentable
odyssée que cet exode de tout un peuple vers une illusion de terre promise,
dans un pays qui lui est inconnu et lui sera souvent hostile... Elle doit son
nom au vent de nord-ouest (noroît) froid et humide qui souffle en rafale sur
l'ouest de la France, le vent de Galerne ou gwalarn,
en breton.
Laval,
Entrammes, Mayenne: alternatives de victoires sans
lendemain et de défaites sans espoir... misère toujours croissante pour le
douloureux troupeau de vieillards, de femmes et d'enfants, que les combattants
traînent à leur suite... abominable marche au calvaire où tout un peuple perd
son sang...
Et
c'est vers la Loire une retraite plus effroyable encore, jalonnée de cadavres.
Des quatre-vingt mille qui avaient passé le fleuve en octobre, il n'en reste
plus que quelques milliers deux mois après, dont beaucoup seront encore décimés
dans les prisons de Nantes ou dans la Vendée dévastée... De ceux qui
participèrent à cette expédition funeste, quatre pour cent, en moyenne,
reverront leurs foyers !
C'est
pourtant sur ce pays crucifié, sur cette race exsangue, que l'abominable Turreau va s'acharner pour l'exterminer, s'il se peut, pour
enlever à la douloureuse Vendée tout ce qui pourrait encore y faire vivre des
hommes. Et tandis qu'à Nantes le monstrueux Carrier procède aux noyades, il
lance sur le pays la meute de ces douze colonnes infernales qui surpasseront
Attila.
Les
mânes de tant de victimes innocentes susciteront des vengeurs...
Cependant,
la chute de Robespierre a terrassé la Terreur; la Convention propose la paix
aux rebelles et leur promet la liberté religieuse ; Charette
signe le premier, à La Jaunaie, le 12 février 1795 ; Stofflet,
dont les principaux lieutenants se sont vendus à prix marchandé, se sent
abandonné, et signe à son tour, le 2 mai, à Saint-FIorent-le-Vieil...
Paix
trompeuse, où nul n'est de bonne foi...
Des
le 22 juin, sur un mot d'ordre venu des Princes — avec un brevet de Lieutenant-Général — Charette, le
premier, rompt la trêve jurée. Stofflet, conseillé par Bernier, hésite encore
et tergiverse, car il sent bien que le recrutement s'épuise. Le désastre de
Quiberon, le deuxième débarquement manqué du Comte d'Artois à l'Ile d'Yeu, sont
de nature à décourager la Vendée: et Charette,
désormais, est résolu à «mourir en combattant sans espoir». Hoche, investi du
commandement en chef de l'Armée des Côtes de l'Océan, le poursuit et le défait
à La Bruffière, près de Mortagne,
le 1er janvier 1796 ; Travot le fera prisonnier,
abandonné de tous ses lieutenants, le 23 mars, à La Chabotterie...
Le
26 janvier 1796, prétextant d'un traquenard où les hommes de Hoche ont fait
tomber Couëtus, officier de Charette,
pour l'envoyer au poteau, il lance à son tour l'appel aux armes, en même temps
qu'il dépêche le Chevalier de Colbert au Comte d'Artois pour lui notifier son
désir de voir enfin l'Altesse Royale parmi ses Vendéens... L'appel aux armes ne
rend guère, et le Prince pas du tout... Avec trois cents hommes réunis à
grand'peine, il se rue à d'inutiles
escarmouches, répétant à tout moment : «Nous marchons à l'échafaud !... » Hoche
le traque de plus près; le 23 février, l'abbé Bernier le convoque à un
rendez-vous à la Saugrenière : entrevue sans
conclusion ; à deux heures du matin, l'abbé se retire... à cinq heures les
Bleus de Loutil sont là... après une lutte à coups de
poing, Stofflet, criblé de blessures, est fait prisonnier; le 25 février il est
fusillé à Angers.
Renaître à tout prix
Pendant
trois ans la malheureuse Vendée va travailler à relever ses ruines, tandis que
la Chouannerie continue dans la Bretagne et le Maine ; des vieillards, des
femmes, des enfants — tous les hommes ayant disparu — tels sont les occupants
de plus d'une métairie, ou du moins des murs croulants et calcinés qui en
marquent la place, et que l'on remonte péniblement et lentement, faute
d'artisans et de matériaux. Les loups, attirés par les cadavres mal enterrés,
infestent le pays; tout manque : mobilier, vêtements, bestiaux, semences; et
cependant, peu à peu, la vie reprend sur ce charnier.
Mais
les tracasseries du Directoire la paralysent : la proclamation, le 12 juillet
1789, de la « Loi des Otages » vient irriter les esprits. D'Angleterre, le
Comte d'Artois fait annoncer sa proche venue à la tête des Royalistes de
l'Ouest — ce qui lui sera l'occasion d'une troisième dérobade.
Une
conférence de tous les chefs de la Chouannerie et de la Vendée ne recueille pas
une décision unanime ; d'Autichamp, entre autres,
n'est pas d'avis de reprendre les hostilités, prétendant attendre l'ordre écrit
du Roi: — en réalité, instruit par l'expérience de 1796, où, après la mort de
Stofflet, il eut tant de peine à rallier quelques partisans, il craint cette
fois un résultat pire encore.
Forestier
le devance, et, en juillet, ayant rassemblé huit mille hommes, met Delaaage en déroute à Montrevault ; blessé à Cirières, il
voit ses troupes rentrer dans leurs foyers. Entraîné par la force des choses,
d'Autichamp s'est décidé à son tour : avec Suzannet et Grignon il réunit douze cents paysans ; Grignon
bat les Bleus à Pouzauges, et l'armée se grossit ; ils sont maintenant cinq
mille à suivre d'Autichamp, parmi lesquels beaucoup
de jeunes volontaires qui n'ont jamais vu le feu. On décide d'enlever Les
Aubiers, où tient garnison le capitaine Lavigne avec
deux cents soldats ; retranchés dans le clocher, ceux-ci résistent pendant
trente heures et forcent l'assaillant à se replier, tandis que de Bressuire le
colonel Hardouin accourt avec huit cents hommes et
défait complètement les Vendéens, qui se débandent...
Gogué est vaincu près de Clisson, Suzannet
à Montaigu, Grignon laissé pour mort à Chambretaud ;
leurs troupes se dispersent...
Depuis
le 12 mars 1793, cinq cents mille victimes, tant d'un parti que de l'autre, ont
péri dans une lutte inutile et fratricide...
Partout
la Vendée est vaincue ; sans foi dans la victoire, ses soldats se défient de
leurs nouveaux chefs qu'ils ne connaissent pas et n'ont pas choisis : ces
jeunes nobles revenus d'émigration, pleins de morgue et se croyant tous les
droits à tous les grades du fait de leur naissance. Le découra-gement
est général, Hédouville et Travot
en profitent pour négocier : Madame Turpin de Crissé, qui a déjà travaillé pour
Hoche en 1796, accepte la mission ; mais les conférences sont à peine ouvertes
qu'un fait nouveau vient tout changer :
Le
18 Brumaire jetait bas le Directoire rongé aux vers. Bonaparte, qui a maintes
fois exprimé son admiration pour les Vendéens, mais qui sait leur force latente
et redoutable, donne tous ses soins à les pacifier.
Consul,
l'ambitieux Bernier lui est un docile instrument pour négocier avec Rome ce
Concordat que quelques-uns repoussent, mais qui assure au plus grand nombre la
liberté et la légitime pratique de la religion pour laquelle ils ont souffert
et lutté pendant dix ans. Empereur, il dote le Département d'une capitale neuve
— La Roche-sur-Yon, devenue « Napoléon-Vendée
» — qui peut servir tout aussi bien de camp retranché que de Préfecture, aux
portes même du Bocage; il trace les premières routes qui permettent de
sillonner rapidement le pays ; mais il ne s'en tient pas à ces aménagements économico-stratégiques : il donne pour la reconstruction
des églises, il protège le clergé, prête de l'argent à la ville de Cholet pour
relever son commerce et donner du travail aux tisserands de la région, la dote
d'un Tribunal de Commerce et d'un Collège, installe à Beaupréau une Ecole
d'Arts et Métiers.
Les
agents de Louis XVIII, pourtant, ne perdent pas l'espoir d'une revanche ; mais
les chefs royalistes répondent qu'ils ne se lèveront plus maintenant que
conduits par un Prince.
Mais
l'Empire, attaqué par les Alliés, décrète une nouvelle levée d'hommes, et la
crainte de la conscription, tout comme en 93, donne à d'Autichamp
et à Louis de La Rochejaquelein une armée de
réfractaires, qui n'aura du reste pas à combattre : l'Empereur prend le chemin
de l'Ile d'Elbe — ce qui permet au Comte d'Artois de débarquer enfin, par
terre, aux Tuileries ouvertes par les Alliés.
L'allégresse
des vieux royalistes diminua rapidement quand ils virent le Roi s'entourer de
terroristes rassis et d'impérialistes renégats.
L'Empereur
revient... Le 1er mars 1815 il est au Golfe Juan; le 24, il couche aux
Tuileries et Louis XVIII est déjà reparti vers Gand. Le Duc de Bourbon, envoyé
dans l'Anjou pour y organiser une résistance à l'usurpateur » sent la partie
perdue, et accepte, le 25 mai, les passeports qu'on lui offre. Travot, sous les ordres de Lamarque, a reçu de Napoléon la
mission de mater les rebelles s'il le faut; il n'y faillira pas... Quelques
combats secondaires, à Saint-Pierre-des-Echaubrognes,
à Aizenay, aux Mathes où périt La Rochejaquelein,
à Rocheservière enfin, où, le 20 juin, les royalistes cernés doivent mettre bas
les armes, et échanger, une promesse d'amnistie contre un engagement de ne plus
les reprendre.
Encore
une fois la Vendée est vaincue, l'Empire triomphe... il triomphe en Vendée...
dans les mêmes jours il s'écroule à Waterloo.
Dernière
guerre où manquait l'âme d'un Cathelineau. D'Autichamp
et ses lieutenants viennent de réaliser que, depuis l'avènement de Bonaparte et
la pacification religieuse, la vieille Vendée militaire n'a plus de raison de
s'insurger.
L'occupation
prussienne, à Nantes et à Angers, au nom du Roi, fait plus pour la
réconciliation des partis que des années de diplomatie.
Chefs
vendéens et grognards de l'Empire communient dans le même sentiment
patriotique.
L'avènement
de Charles X, le 6 septembre 1824, donnait quelque espoir aux vieux Vendéens
d'être enfin traités avec moins d'injustice : on décidait de leur allouer des
pensions... mais parmi les «parties prenantes » furent inscrits de grands
seigneurs qui, s'ils n'avaient jamais fait la guerre, avaient au moins fait des
dettes, et brûlaient du désir de les payer, tandis que d'autres se virent
frustrés, qui avaient des droits certains : de là des protestations pour «
fraude en matière de pensions abusives »
1830...
Les « Trois Glorieuses »... le succès de Bourmont à Alger n'a pu sauver le Roi
ni ses ministres de l'impopularité grandissante. Charles X tergiverse un
instant devant les événements, puis abdique en faveur du Duc de Bordeaux...
Inutile précaution... le monarque déchu se retire à
Rambouillet
: départ qui stupéfie la France, et atterre les fidèles de Vendée, qui toujours
blâmeront une telle fuite.
Extrait de Mauges et Bocage , de Marc Leclerc (1935)